Procès de Lafarge en Syrie : Un agent de la DGSI nie avoir bénéficié des informations de Lafarge
Lundi, la 16 e chambre du tribunal correctionnel de Paris s’est penchée sur les groupes armés présents dans la région de l’usine de Lafarge en Syrie en 2013-2014. Elle a notamment entendu un agent de la section antiterroriste de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) qui a nié tout contact avec Lafarge.
L’ancien député Joachim Son-Forget n’était pas présent au tribunal de Paris (Photo : ©P. Cabaret)
La défense attendait beaucoup de l’audition de l’agent de la DGSI lundi. Lafarge soutient en effet que les renseignements français avaient un intérêt à ce que l’usine continue de fonctionner, car cela lui permettait d’obtenir des informations sur l’évolution de la situation dans ce pays en pleine guerre civile. Las ! L’agent de la DGSI, cité par le parquet national antiterroriste (PNAT), a déclaré lors de son audition lundi n’avoir jamais eu aucun contact avec Lafarge. Est-ce à dire que le groupe ment ? Non, car beaucoup de pièces versées au dossier attestent du fait que le Directeur sureté du groupe, Jean-Claude Veillard, qui a bénéficié d’un non-lieu dans cette affaire, livrait quotidiennement des informations aux services de renseignements français. C’est simplement l’un des points les plus sensibles du dossier, sur lequel subsistent des zones d’ombre que le procès ne semble pas en voie pour l’instant d’éclaircir.
Des groupes armés appelant au djihad global
De cet agent, auditionné en visioconférence (après bien des problèmes techniques), on ne voit pas le visage pour des raisons de sécurité. C’est d’une voix claire et ferme, jaillissant du brouillard bleuté de l’écran, qu’il décrit la situation dans le nord du pays, autour de l’usine Lafarge, entre 2011 à 2014. Si son service s’intéresse à la Syrie à cette époque, c’est en raison du départ de très nombreux français sur place. L’ampleur du mouvement est aussi inédite qu’inquiétante : 60 en 2012, 400 en 2013, 600 en 2014 ! Ils partent rejoindre les groupes armés qui profitent de la guerre civile et de la débâcle de l’armée syrienne libre (ASL), démocratique et laïque, pour faire tomber Bachar al-Assad, et instaurer un état islamique. Trois d’entre eux montent en puissance, Jabhat al-Nosra, Ahrar al-Sham et l’État islamique en Irak et au Levant (EEIL). Si le premier n’a pas d’autre objectif politique que la Syrie, les deux autres prônent en revanche le djihad global, autrement dit des attaques terroristes dans le monde entier. Tous se rendent coupables d’exactions sur les populations civiles en Syrie : crucifixions, décapitations, lapidations, enlèvements… EEIL gagne rapidement du terrain, s’empare de la ville de Raqqa le 29 juin 2014, se rebaptise État islamique et proclame le califat. Lafarge et ses anciens cadres sont accusés d’avoir versé cinq millions d’euros à ces trois groupes. Financement de terrorisme, accuse la justice, extorsion de fonds sous la contrainte en vue d’assurer la sécurité des salariés et des approvisionnements, rétorque la défense.
Les milliards de l’État islamique
L’agent de la DGSI auditionné explique que l’EI se distingue des autres organisations actives en Syrie par le fait qu’il n’a pas de donateurs extérieurs ; il fonctionne comme un véritable État, en exploitant les ressources du territoire contrôlé. Sa principale source de revenus consiste dans la taxation de la population et des acteurs économiques en s’appuyant sur l’aumône, un des cinq piliers de l’islam, mais aussi un impôt spécifique appliqué aux non musulmans, ainsi que des taxes sur les activités économiques et les déplacements. Sa deuxième source de revenus est le pétrole, utilisé par l’EI ou revendu par des réseaux de contrebandiers. Cela lui aurait rapporté 400 millions de dollars en 2014. Sa troisième source de revenus, enfin, consiste dans le pillage de sites archéologiques, le trafic d’êtres humains, (par exemple, l’esclavage sexuel des Yézidis), et les enlèvements d’étrangers. C’est à cela que Lafarge et ses anciens cadres sont accusés d’avoir contribué.
Financer la propagande et les « opérations extérieures »
Ces fonds servent à financer un service de sécurité, une justice, une police des mœurs, mais aussi un programme d’ »opérations extérieures », autrement dit les attentats terroristes qui frapperont notamment la France à compter de 2015. Si le groupe EI est devenu le plus attractif en Syrie, explique le témoin, c’est en partie parce qu’il rémunérait ses combattants jusqu’à 500 dollars par mois, leur proposait des logements et versait aussi des suppléments pour les familles (entre 50 et 100 dollars mensuels aux épouses). Au total, l’EI aurait ainsi touché entre deux et trois milliards de dollars : « c’est ce qui lui a permis de devenir l’organisation terroriste la plus puissante dans le monde » souligne l’agent de la DGSI. En réponse à une question du parquet, il précise que l’EI a également investi dans une propagande très sophistiquée qui a été « un facteur majeur d’attractivité dès 2013 ».
« Je ne parlerai pas de racket s’agissant de conventions conclues entre l’entreprise et des groupes terroristes »
Quand vient le tour de Me Solange Doumic, en défense de Christian Herrault, le directeur général opérationnel en charge de la région, de poser des questions, elle espère obtenir confirmation à la barre du rôle-clef joué par l’entreprise pour renseigner l’État français sur place. Il est acquis, en effet, que Jean-Claude Veillard renseignait régulièrement la DGSI, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction du renseignement militaire (DRM) sur l’évolution de la situation en Syrie. Le point discuté est de savoir si ces services étaient au courant ou non que cela impliquait le versement de sommes aux groupes armés. Mais, de l’autre côté de l’écran, l’agent invisible se transforme en mur. Sans cesse, l’avocate revient à la charge, sans cesse l’agent se défend de tout lien avec Lafarge et finit par asséner « je suis catégorique, aucune personne du contre-terrorisme n’a participé à l’un de ces rendez-vous (avec JC Veillard, ndlr)». Pourtant, Me Doumic a des pièces témoignant que c’est une information de Jean-Claude Veillard qui a permis de localiser, en janvier 2013, Kevin Guiavarch, surnommé le « pionnier du djihadisme français » . Il a en effet été l’un des premiers à rejoindre la Syrie, en janvier 2013. Arrêté en Turquie en 2016, il sera condamné à quatorze ans de prison. Jean-Claude Veillard alerte les renseignements français dès l’arrivée de celui-ci en Syrie, on lui répond qu’on le croyait en Tunisie et on lui demande d’autres informations. « Vous pensez que le destinataire a pu garder ces informations ? » interroge Me Doumic. « Je ne sais pas », répond le témoin qui laisse entendre que, de toute façon, ses services disposaient de données plus nombreuses et plus précises que celles transmises par Lafarge. Le témoin appartient, en effet, au département antiterroriste, tandis que le cimentier communiquait, semble-t-il, avec le service de lutte contre l’ingérence. Cela justifie-t-il une étanchéité qui ressemble fort à une rivalité entre services ? Me Doumic rappelle que même la juge d’instruction Charlotte Bilger a constaté que les services français étaient au courant de la situation de l’usine et du fait qu’elle payait pour sa sécurité. Était-il possible à la DGSI d’ignorer que Lafarge se faisait racketter ? tente encore l’avocate. « Je ne parlerai pas de racket s’agissant de conventions conclues entre l’entreprise et des groupes terroristes » tacle le témoin. Lequel n’a jamais mis les pieds en Syrie, comme le lui fera avouer un peu plus tard Me Laffont, conseil de l’ancien PDG Bruno Lafont. Une victoire bien maigre au regard des enjeux.
C’était en effet le seul témoin appartenant aux renseignements cité dans ce procès. La défense n’a donc plus aucune chance d’entendre un de ses membres à la barre confirmer que les services français étaient au courant de la situation de l’usine syrienne de Lafarge, y compris des sommes versées aux groupes terroristes, et profitaient des informations qui remontaient quotidiennement de ce poste d’observation stratégique. Faut-il en déduire, comme l’a fait remarquer un avocat à cette audience, que « les services de renseignement vous utilisent et après ils vous lâchent » ?