Érotisme, opulence et puissance du sacré… Petite philosophie de Klimt
Érotisme, opulence et puissance du sacré… Petite philosophie de Klimt
nfoiry
ven 28/11/2025 - 17:00
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Le 18 novembre, le Portrait d’Elisabeth Lederer, tableau de Gustav Klimt peint entre 1914 et 1916, est devenu l’œuvre d’art moderne la plus chère jamais vendue aux enchères (204 millions d’euros). L’occasion de revenir sur le travail du peintre autrichien, en six tableaux philosophiques.
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Peintre symboliste autrichien, figure de proue du mouvement art nouveau et de la Sécession viennoise, Gustav Klimt (1862-1918) est aujourd’hui l’un des artistes les plus populaires du monde. À l’origine d’un corpus d’environ 250 peintures et de plusieurs centaines de dessins, il fascine par la singularité de son style et l’universalité des thématiques de ses toiles, aujourd’hui majoritairement conservées à Vienne, où il a passé la grande majorité de sa vie. Depuis des décennies, sa cote n’a cessé de croître. L’occasion d’un cheminement philosophique au cœur de son œuvre, au croisement de l’amour et de la nature, de la vie et du sacré, mais aussi de l’opulence.
“Le Baiser” (1908-1909) : idéal amoureux ou soif de domination ?
© Domaine public
Coques de téléphone, gourdes, chaussettes et même préservatifs… Le célèbre Baiser a été décliné en dizaine de millions d’exemplaires de produits dérivés, s’immisçant dans les moindres recoins de notre intimité. Pourquoi ce tableau résonne-t-il si profondément chez le spectateur ? C’est que Klimt est avant tout un peintre de l’éros, dont Le Baiser accomplit l’idéal amoureux.
Sur une falaise de fleurs, une femme drapée d’une robe aux motifs circulaires s’abandonne au baiser de son amant, lui-même vêtu d’une longue cape recouverte de rectangles verticaux. Les deux formes se complètent et semblent créer une harmonie nouvelle, proche de la définition que donne dans Totalité et Infini (1961) le philosophe Emmanuel Levinas de l’amour érotique, unissant « en lui deux qualités s’opposant l’une à l’autre ».
Levinas face à Beauvoir
Dans cette réunion des contraires où la femme vacille, le baiser prend des allures de caresse. « La caresse ne vise ni une personne ni une chose, écrit Levinas. […] Elle se perd dans un être qui se dissipe comme dans un rêve impersonnel sans volonté et même sans résistance, une passivité, […] tout entier déjà à la mort ». L’amante, passive, semble en effet prête à tomber dans le vide, et seul le bout de ses pieds la rattache encore à la terre.
Faut-il voir là une représentation poétique de l’infinie fragilité de l’amour ? Ou percevoir, derrière cette définition comme derrière la toile, une forme de violence insidieuse – comme en témoigne la position à genoux de la femme ? Simone de Beauvoir, au début du Deuxième Sexe, critique la notion lévinassienne d’« Autre », qui renvoie toujours au féminin, défini depuis un regard masculin, et privée de subjectivité.
Lumière et ombre
Une remarque qui résonne avec les pratiques artistiques de Klimt. Car comme le rappelle Stephanie Auer, conservatrice au palais du Belvédère de Vienne où est exposé Le Baiser, Klimt « n’avait pas envie d’explorer [la] personnalité [de ses amantes]. Au contraire, il soumettait les femmes à sa volonté artistique et stylistique ».
Entre célébration de l’absolu amoureux et vampirisation, Le Baiser est aussi lumineux qu’ombrageux. Peint quelques années avant la Première Guerre mondiale, il exprime peut-être également le vacillement d’une époque au bord de l’abîme.
“Rosiers sous les arbres” (1905) : le regard captivé par le rythme de la nature
© Domaine public
Klimt sait répondre au vertige du vide en retournant à une nature luxuriante, dans laquelle il plonge à travers ses toiles. En effet, le peintre a laissé 55 paysages peints, soit une part non négligeable de son œuvre.
Dans Rosiers sous les arbres (1905), la verdure envahit tout le tableau : nulle ligne d’horizon, un ciel réduit à l’extrême coin de la toile et une surface plane qui s’imprime dans les yeux du spectateur. Les influences compositionnelles japonaises se mêlent ici à un héritage pointilliste et néo-impressionniste. Ces éléments confèrent au tableau un rythme vibrant, restituant le mouvement du vent dans les arbres, si bien que celui qui l’observe finit happé.
“Admirez, je le veux !”
De quoi confirmer l’intuition du philosophe Henri Bergson, qui écrivait en 1888 dans son Essai sur les données immédiates de la conscience que « l’objet de l’art est d’endormir les puissances actives ou plutôt résistantes de notre personnalité, et de nous amener ainsi à un état de docilité parfaite [...] où nous sympathisons avec le sentiment exprimé ». Ici, les touches de couleur accumulées se mélangent en effet jusqu’à créer un effet de suggestion et d’immédiateté. Désarmé, le spectateur finit par participer à son tour de la création de l’oeuvre, à travers son regard.
Un état proche de l’hypnose, comme le rappelle le philosophe : « Dans les procédés de l’art on retrouvera sous une forme atténuée, raffinés et en quelque sorte spiritualisés, les procédés par lesquels on obtient ordinairement l’état d’hypnose. » La peinture apparaît alors non plus comme un objet à contempler, mais comme un dispositif singulier qui crée du rythme, venu enrichir la nature par sa force de suggestion.
“La Médecine” (1901-1907) et “La Philosophie” (1899-1907) : une obsession des forces vitales
Si Klimt aime tant peindre la nature et l’érotisme, c’est que ces deux thématiques partagent le même noyau : elles partent des forces vitales qui l’obsèdent. En 1894, l’université de Vienne lui commande trois fresques : La Philosophie, La Médecine et La Jurisprudence. Une fois terminées, toutes provoquent un scandale.
Une lutte entre éros et thanatos
Influencé par Freud, mais aussi par Schopenhauer et Nietzsche, Klimt y donne à voir une vie soumise à la lutte incessante entre éros et thanatos et expose des corps nus, qui lui vaudront une accusation de pornographie. Dans la lignée schopenhauerienne, il déploie là « un monde du vouloir, une énergie aveugle dans la ronde infinie de naissances dénuées de sens, de l’amour et de la mort ».
“Hygieia”, fragment du tableau Médecine, recoloration d’après photographie historique. Les œuvres originales ont été détruites par le feu au chateau d’Immendorf (basse-Autriche) en 1945.© Domaine public
Dans La Médecine (1901-1907), une colonne de corps enchevêtrés incarne le cycle de la vie et ses mille facettes, de la naissance au déclin, de l’exaltation à la souffrance. Le peintre n’élude ni la pauvreté ni la maladie, d’ordinaire éclipsées des peintures plébiscitées. Au premier plan, Hygie, déesse de la guérison, plus prêtresse que médecin, tourne le dos à ce fleuve humain, comme pour signifier l’impuissance de la science face à la finitude.
Pour autant, une grande puissance se dégage du tableau, et la proximité de corps resplendissant de jeunesse aux côtés de figures squelettiques évoque le motif nietzschéen de l’éternel retour, dans un mouvement d’affirmation.
La Philosophie, recoloration d’après photographie historique. Les œuvres originales ont été détruites par le feu au chateau d’Immendorf (basse-Autriche) en 1945. © Domaine public
Commencée une année plus tôt, La Philosophie (1899-1907) annonçait déjà cette vision du monde opposée à l’orthodoxie ambiante. Alors qu’on avait demandé à Klimt de représenter la lutte triomphale de la lumière contre les ténèbres, le peintre livrait au contraire une toile illustrant « la victoire de l’obscurité envers et contre tous », dans une esthétique du renversement aux accents nietzschéen, où les corps semblaient en proie à une folie dionysiaque.
Selon ses propres dires, les personnages de gauche incarnaient « l’éveil de la vie, la fertilité », tandis que la partie droite représentait le « mystère du monde » et « la connaissance », incarnée par le sphinx, symbole de la philosophie. La composition, en laquelle les professeurs de l’université viennoise ont vu une tentative de ridiculiser leur discipline, n’a finalement jamais orné les murs de l’institution, et a fini détruite dans un incendie en 1945.
“Judith I” (1901) : la transgression du sacré
© Domaine public
Bien qu’il se tienne soigneusement à l’écart des autorités religieuses, Klimt insuffle à la plupart de ses toiles une portée mystique, où sacré et transgression s’entrelacent. Dans un discours véhément, l’un de ses détracteurs, l’architecte et théoricien de l’art Adolf Loos, ironise d’ailleurs à ce sujet, affirmant que « le premier ornement jamais apparu, à savoir la croix, était d’origine érotique ».
Le tableau Judith I, avec lequel Klimt inaugure son « Cycle d’or » en 1901, semble confirmer cette attaque avec une certaine insolence. La tête légèrement inclinée, la bouche entrouverte et les yeux mi-clos, l’héroïne biblique qui sauva le peuple juif fixe le spectateur avec le même air de séduction qui lui a permis de charmer le général Holopherne, dont elle tient désormais la tête coupée entre les mains. Le fin tissu de soie qui la recouvre laisse apparaître ses seins, savamment mis en valeur par un sfumato luxurieux.
Entre sainteté et souillure
Nimbée d’or, Judith est élevée au rang de sainte paradoxale. Cette ambivalence rappelle la remarque étymologique de Roger Caillois dans L’Homme et le Sacré (1939), où il souligne que le mot grec signifiant « saint » pouvait également vouloir dire « souillé ». La Judith de Klimt incarne alors ce que Caillois nomme le « sacré gauche ». Opposé au « sacré droit », le « sacré gauche » est maléfique et impur, à l’image de la femme fatale et iconique qui fascine tant le peintre, peut-être parce qu’elle incarne mieux que personne sa conception du sacré et de l’art comme discipline mystique de la transgression.
“Portrait d’Elisabeth Lederer” (1914-1916) : opulence et valeur de l’art
© Domaine public
Bien que ses œuvres déplaisent à une grande partie de la société viennoise conservatrice du début du XXe siècle, Klimt a aussi su s’entourer de mécènes qui admirent son talent et dont il a pu peindre le quotidien, marqué par l’opulence et une grande richesse culturelle. Son Portrait d’Elisabeth Lederer (1914-1916) met en scène la fille de son principal acheteur privé, August Lederer. Ironiquement, c’est ce portrait d’une riche héritière qui est devenu le tableau le plus cher de Klimt jamais vendu aux enchères.
Comment expliquer un tel succès ? À première vue, le tableau est un énième portrait bourgeois. La robe d’Elisabeth, ornée de dragons, ressemble à une cape d’empereur, témoignant de la puissance de sa famille. En arrière-plan, les motifs japonisants rendent compte de la richesse cosmopolite du Jugendstil, nom donné au mouvement art nouveau autrichien qui se déploie à la toute fin du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1910.
Une aura romanesque
Cet âge d’or s’achève brutalement en 1939, lorsque les nazis prennent possession de la collection Lederer, avant de traquer Elisabeth pour la déporter en camp de concentration. Pour échapper à la mort, elle invente alors une histoire invraisemblable : Klimt, qui n’est pas juif, serait son véritable père. Sa réputation de coureur de jupons ainsi que l’estime qu’Elisabeth et lui se portent mutuellement rendent le mensonge crédible et permettent de la sauver. Une histoire romanesque, qui pourrait expliquer l’engouement pour cette enchère.
Comme l’écrivait le philosophe Georg Simmel dans sa Philosophie de l’argent (1900), la valeur attribuée à un objet résulte d’un processus subjectif dont l’élément moteur serait le désir. Ici désir d’histoire, curiosité romanesque. De quoi penser au statut de l’artiste, dont Marcel Proust parlait si bien : « nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. »
Peut-être est-ce alors ce qui fait aussi les grandes œuvres, à l’image de ce Portrait d’Elisabeth Lederer : cette capacité à susciter du mystère et du désir à mesure que le temps passe.
novembre 2025