« Il faut créer des pôles de justice restaurative »
La justice restaurative consiste à faire dialoguer, avec l’aide d’un médiateur neutre et formé, une victime et l’auteur d’une infraction ou toute personne concernée. Introduite en droit français en 2014, elle peine néanmoins à se développer sur le territoire. En 2017, le service d’insertion et de probation (SPIP) de la Gironde a choisi de déployer des rencontres condamnés/victimes, l’un des dispositifs de justice restaurative prévu par la loi. Ces rencontres se sont déroulées en 2019 et 2020. Evelyne Bonis et Virginie Peltier, professeures de droit privé et de sciences criminelles à l’université de droit de Bordeaux, ont été chargées d’évaluer ce dispositif. Elles publient leur bilan et recommandations dans le livre Promouvoir la justice restaurative, l’expérience bordelaise des rencontres condamnés-victimes , paru aux éditions Lextenso.
Actu-Juridique : En quoi consistait le projet de justice restaurative entrepris à Bordeaux en 2019 ?
Evelyne Bonis : Les rencontres mettaient en relation des auteurs et des victimes de violences aggravées. Il n’y avait pas de volonté de cibler une infraction plutôt qu’une autre, mais les personnes qui se sont portées volontaires avaient ce profil. Ceux qui étaient susceptibles de participer n’étaient pas si nombreux. Les rencontres mettaient en contact trois auteurs et trois victimes, qui n’étaient pas celles des auteurs présents, ainsi que deux membres de la communauté et deux animatrices, l’une venue du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) et l’autre de l’Institut français de justice restaurative (IFJR). Des rencontres individuelles ont d’abord été assurées par les animateurs qui préparent les auteurs et font le tri entre ceux qui sont prêts à s’impliquer dans un parcours de justice restaurative et ceux qui s’y intéressent de manière opportuniste, par exemple pour obtenir des réductions de peine. Les animateurs ont pour objectif de les écarter du dispositif parce que les rencontres n’auraient pas vraiment de sens. Une fois ce tri effectué et les auteurs et victimes préparés individuellement, les rencontres ont lieu.
AJ : Quel a été votre rôle dans l’expérimentation de la justice restaurative à Bordeaux ?
Virginie Peltier : En 2017, j’ai été contactée la première par un membre d’un service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). Il voulait monter des rencontres condamnés/victimes et j’étais chargée de trouver les personnes susceptibles de constituer des membres de la communauté. Puis, de fil en aiguille, nous avons été chargées de l’évaluation du dispositif mais, pour en respecter la confidentialité, nous n’étions pas présentes aux rencontres elles-mêmes. Au tout début, quand les participants sont venus visiter les locaux, nous nous sommes présentées. Nous avons fait passer des questionnaires et des entretiens aux condamnés et aux victimes. La loi qui avait introduit la justice restaurative dans la procédure pénale datait de 2014. Les magistrats eux-mêmes ne savaient pas ce que c’était. Il n’y avait eu qu’une seule expérience de justice restaurative antérieure à la loi. Ma connaissance était très limitée, je n’avais au sujet de la justice restaurative que de vagues idées. Nous avons été chargées d’évaluer l’organisation pour voir les bonnes choses et celles à améliorer.
Evelyne Bonis : Nous avons été contactées pour aider au recrutement des membres de la communauté, qui sont des personnes de la société civile qui assistent à ces rencontres. J’avais alors des fonctions à l’Institut d’études judiciaires à Bordeaux, qui me permettaient de réserver des amphithéâtres et de mobiliser un large public d’étudiants en 4 e et 5 e années. L’idée première pour le SPIP était de venir présenter la justice restaurative à des enseignants-chercheurs et des étudiants pour faire connaître ce besoin de recrutement de membres de la communauté. J’ai servi de relais. J’y ai assisté et j’ai trouvé cela intéressant en tant que citoyenne. J’ai donc décidé de devenir membre de la communauté. De fil en aiguille, en participant aux rendez-vous, il s’est avéré qu’il serait plus intéressant que Virginie Peltier et moi-même soyons partie prenante du dispositif, et pas seulement membres de la communauté. Nous en sommes arrivées à ce qu’on nous demande de bien vouloir évaluer le dispositif, en tant qu’universitaires indépendantes. Notre porte d’entrée a donc varié. Nous avons ensuite été formées à la justice restaurative en même temps que les membres de la communauté recrutés pour participer au dispositif bordelais. Notre association au dispositif en qualité d’évaluatrices nous a ensuite conduites à échanger avec les diverses parties prenantes avant et après les rencontres, au moyen d’entretiens et de questionnaires. Les derniers entretiens ont eu lieu six mois après la fin des rencontres pour savoir ce que les auteurs et les victimes avaient trouvé dans le dispositif. Nous avons effectué des entretiens en présentiel ou par téléphone.
AJ : En quoi consistait le comité de pilotage du dispositif ?
Virginie Peltier : Nous avons rejoint le comité de pilotage, composé de magistrats juges de l’application des peines, du parquet, des représentants de l’insertion et probation, de l’association laïque le Prado et de l’Institut français pour la justice restaurative (IFJR). Il y a eu deux acteurs principaux. Le SPIP, qui avait essentiellement pour fonction de participer au dispositif et de recruter les condamnés, pour trouver ceux qui avaient le profil leur permettant de s’impliquer dans ce dispositif reposant sur la base du volontariat, était le premier acteur principal. Le second, l’association laïque le Prado, avait le même rôle vis-à-vis des victimes. À Bordeaux, très vite, le SPIP a pris une place prépondérante. Au début, il devait y avoir deux animateurs, l’un du SPIP et l’autre du Prado, mais ce dernier a été contraint de se retirer. C’est une petite structure qui n’avait pas assez de personnel pour assurer le dispositif. Les membres de la communauté ont été deux de mes anciens étudiants, sensibilisés lorsque le SPIP était venu dans les amphithéâtres, et nous, qui étions les expertes indépendantes.
AJ : Quel est le bilan de ces rencontres pour les participants ?
Evelyne Bonis : Le bilan est très satisfaisant pour les auteurs et victimes mais aussi pour les personnes qui ont animé les rencontres et pour la justice. Notre ouvrage montre qu’il faut mobiliser énormément de forces, de services. C’est très lourd et chronophage. Il faudrait avoir davantage d’appuis et préparer le terrain. Je retiens que l’expérience de Bordeaux a été conduite à son terme grâce à la volonté des animatrices et malgré le Covid-19. Si on veut que la justice restaurative se développe, il faut faciliter le travail préparatoire pour quiconque voudrait se lancer dans cette expérience.
Virginie Peltier : Nous avons un sentiment de satisfaction car le projet a été mené à terme malgré la crise sanitaire. Mais le constat est mitigé. C’est extrêmement lourd. Pour les SPIP, en sous-effectif, organiser en plus des rencontres est très lourd. Notre idée est de valoriser le dispositif d’évaluation, pour permettre à ceux qui voudraient se saisir du dispositif de pouvoir le mettre en œuvre plus facilement et rapidement.
AJ : Pourquoi la justice restaurative ne se développe-t-elle pas davantage ?
Evelyne Bonis : Le rapport coût/avantage peut sembler déséquilibré. C’est beaucoup d’investissement pour un petit nombre de personnes. C’est chronophage et les moyens ne sont pas là. Cela explique que la justice restaurative ne se développe pas. À ce manque de moyens s’ajoutent des questions juridiques. Pour être intégré dans un dispositif de justice restaurative, il faut avoir reconnu les faits. C’est extrêmement compliqué de l’entreprendre avant que la personne ait été jugée. Cela repousse le processus de justice restaurative au post-sentenciel et pose la question de savoir si le condamné intègre un dispositif de justice restaurative pour de justes motifs ou pour en tirer un bénéfice judiciaire, tel un aménagement ou une réduction de sa peine. Certains condamnés ont des arrière-pensées. Même si la justice restaurative a vocation à se développer, tout le monde ne pourra pas rentrer dans ce genre de processus. Il suppose des personnes volontaires, qui ont cheminé depuis leur condamnation, ont non seulement reconnu les faits mais ne sont pas dans le déni de la gravité de leur acte et sont prêtes à échanger avec une victime.
Virginie Peltier : Le film Je verrai toujours vos visages (réalisé par Jeanne Herry, sorti en 2023, NDLR) a fait beaucoup pour faire connaître la justice restaurative. Il montre la médiation restaurative et les rencontres condamnés/victimes. Les rencontres sont un dispositif particulièrement lourd. Mais il existe d’autres dispositifs de justice restaurative plus faciles à mettre en place : les cercles de soutien et de responsabilité, mis en place à Bordeaux avec le Centre ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles (CRIAVS), qui s’adressent à des personnes condamnées pour des infractions sexuelles, pour éviter qu’ils ne retombent dans la récidive, composés de cercle des citoyens et du cercle des personnels pénitentiaires, autant de personnes devant être joignables en permanence pour que ceux qui sont en passe de récidiver puissent avoir un appui. Il y a aussi la médiation restaurative au cours de laquelle l’auteur et la victime vont échanger et se parler sans qu’il y ait de conséquence au niveau de la procédure pénale. Il y a enfin les parrainages de désistance , plus faciles à mettre en œuvre. Finalement, vu le caractère chronophage, Bordeaux a renoncé à organiser ces rencontres condamné/victime. C’est dommage mais cela a permis de mettre en place autre chose. Ce n’est pas un échec. En revanche, le SPIP de Bordeaux reste mobilisé sur le plan de la justice restaurative en investissant plutôt la médiation ou le parrainage de désistance. Il s’agit d’initiatives mises en place par le SPIP, qui reposent sur le principe de rendez-vous réguliers entre des personnes placées sous main de justice et des volontaires membres de la société civile qui vont les soutenir.
AJ : Peut-on imaginer que la justice restaurative existe à grande échelle vu le nombre de condamnés ?
Virginie Peltier : Comme toujours cela dépend des moyens ! Cela ne peut pas convenir à tout le monde. Lui donner davantage d’ampleur semble possible. Il faudrait que ce soit plus organisé, qu’au niveau régional, il y ait un vivier de personnes formées pour être membres de la communauté, pour faire de l’animation. Un répertoire sur lequel pourraient s’inscrire les personnes condamnées qui voudraient s’inscrire dans un processus, quitte à inventer des listes d’attente. Malgré 10 ans de recul depuis le texte de loi, on en est encore presque à expliquer de quoi il s’agit. Côté auteur, côté victime et même magistrat, on ne sait pas bien ce que c’est. Il faudrait que chacun connaisse l’existence de la justice restaurative, de la même façon que chacun connaît la sécurité sociale.
AJ : Vous suggérez de créer des pôles. À quoi cela servirait-il ?
Evelyne Bonis : Savoir qu’à un endroit sont identifiées des personnes qui connaissent la justice restaurative et qui peuvent intervenir dans un dispositif en qualité d’animateur ou de membre de la communauté aiderait au développement. Il pourrait y avoir des référents justice restaurative dans chaque barreau, service d’insertion et de probation, association de victime, comme il en existe un par juridiction. Ce pôle donnerait davantage de visibilité à ceux qui veulent monter un dispositif. Il permettrait aussi aux personnes impliquées dans le pôle de se rencontrer à intervalle régulier et donc de communiquer pour développer la justice restaurative. Actuellement, même les magistrats référents, avec la meilleure volonté, ne peuvent prendre ces initiatives en plus de leurs dossiers et audiences. Même ceux qui s’intéressent à cette démarche ont l’impression que la marche est trop haute. Un pôle leur permettrait de trouver les ressources et de se sentir plus outillés. Il faut ce soutien pour avoir des moyens financiers et des partenariats avec les acteurs locaux. Pour l’heure, à chaque fois qu’une personne envisage de monter un dispositif, elle repart de zéro ou presque. Il faudrait des référents institutionnels.
AJ : La justice restaurative est-elle amenée à se développer ?
Virginie Peltier : Le projet de loi pour une sanction utile, rapide et efficace prévoit un plaider coupable en matière criminelle, et un des articles du projet de loi prévoit ensuite un recours à un dispositif de justice restaurative. Si cette disposition apparaît de nouveau dans la loi, la justice restaurative sera mise en lumière. Elle sera développée en matière criminelle. Il faudra des crédits sinon cela ne sert à rien. J’ai été très surprise de voir dans l’article 9 du projet de loi que la peine dans l’audience criminelle fera l’objet d’une homologation et sera doublée d’une mise en œuvre de justice restaurative. Je ne m’attendais pas à la voir apparaître en matière criminelle. Elle y est envisagée comme étant complémentaire à la justice classique, arrivant après le prononcé d’une peine. Je trouve ça plus pertinent que ce qui figure actuellement dans la loi actuelle, qui laisse entendre qu’on peut faire de la justice restaurative à tout moment du processus pénal, y compris avant la condamnation, ce qu’à titre personnel je trouve illusoire et inadapté. La justice restaurative ne peut pas venir à la place de la justice mais en complément.
Infos
Promouvoir la justice restaurative, l’expérience bordelaise des rencontres condamnés – victimes , d’Evelyne Bonis et Virginie Peltier, éditions LGDJ